Depuis le désastre de Copenhague, à chaque étape elle a accumulé du retard. L’humanité risque de perdre la course contre le changement climatique. Des altercyclistes cherchent à mobiliser par le haut et par le bas.
« Aujourd’hui, on n’a que trente kilomètres à faire, mais on aura du vent de face en fin d’étape. » Un jeune homme élancé en short et veste polaire, cheveux coupés court, expose le déroulement de la journée. Autour de lui, ses coéquipiers ont formé un grand cercle, certains ont déjà enfilé leur casque ou tiennent leur vélo à la main. Non, ce n’est pas le Tour de France, mais l’AlterTour, qui, tous les ans, s’attache à « relier les alternatives à vélo ». Et qui pratique l’autogestion. « Il faut récupérer la trousse de réparation. Qui faisait le serre-file hier ? », demande le jeune sportif. Serre-file, cela désigne les cyclistes qui roulent en queue de groupe afin d’éviter que quelqu’un décroche, et, le cas échéant, pour effectuer les réparations. C’est une des multiples tâches réparties tous les jours entre les participants de l’AlterTour.
La trousse retrouvée, le rituel de départ des cyclistes rassemblés mardi dernier près du chalet de scouts de l’Eecherfeld se poursuit. Les types et âges des vélos sont aussi variés que ceux des participants. Une jeune femme aux cheveux blonds bouclés est en charge de l’accueil des nouveaux – comme l’AlterTour s’étend sur cinq semaines, on peut ne participer que pendant quelques étapes. « Ils sont beaux, ils sont gentils », jette la jeune femme dans la bonne humeur, puis leur demande de se présenter. Deux femmes et un homme barbu, hésitants, indiquent leurs noms, leur origine. Certains ont déjà participé les années précédentes. « Ce n’est pas une raison », enchaîne la jeune femme. « Pendant leur journée d’accueil, je vous rappelle que tout le groupe sera aux petits soins pour eux ! » Ensuite, c’est la mêlée d’accueil – comme au rugby, le groupe forme une grappe humaine, accueillant les nouveaux bien chaleureusement en son centre. De quoi donner envie au journaliste de participer aussi une prochaine fois.
Politique grisâtre
Contribuer à un monde meilleur, sauver le climat… chaque rendez-vous a sa propre ambiance. Celle de la conférence de presse suite au Conseil informel des ministres de l’Environnement du 23 juillet était plutôt feutrée. La grande salle de l’European Convention Center, à laquelle on accède après un contrôle de sécurité type aéroport, offre 400 places. Il y avait, ce jour-là, une vingtaine de personnes. La ministre Carole Dieschbourg était assise en haut d’une estrade, entourée du commissaire européen au Climat Miguel Arias Cañete et d’un conseiller. Dans la salle, plusieurs autres conseillers, du personnel administratif et quelques journalistes.
« We had some good exchanges », a commencé Dieschbourg, indiquant déjà que la réunion n’avait produit aucun résultat à mettre en vedette. « L’environnement doit rester en haut de l’agenda européen », a-t-elle souligné, tout en souhaitant une accélération des négociations en vue d’un accord sur le climat à la fin de l’année. En ce qui concerne le financement du développement vert, une des pierres d’achoppement des négociations, elle a mis en avant l’idée d’une « toolbox » : plutôt que d’avoir un mécanisme de financement public unique, il faudrait multiplier les instruments afin d’attirer les capitaux privés.
Cañete a insisté sur le fait que les autres pays doivent, comme les Occidentaux, mettre des objectifs de réduction de CO2 sur la table. Le commissaire, considéré par de nombreux écologistes comme une des grandes erreurs de casting de la Commission Juncker, ne semble même pas être conscient du fait que les objectifs auxquels se sont engagés les Occidentaux sont notoirement insuffisants. Quant au financement du développement vert, le renvoi aux capitaux privés ressemble à un subterfuge conditionné par l’absence de volonté politique de payer le prix qu’il faut pour permettre aux pays du Sud d’avancer dans cette voie (woxx 1328, woxx 1324). Ce qui risque de faire échouer les négociations, comme cela avait été le cas en 2009 à Copenhague.
Un vert éclatant
« Alternatiba a justement été fondé pour amener les gens à s’intéresser à nouveau à la question du climat après la débâcle de Copenhague », m’explique Joan. Il tient le stand d’info dans le cadre de la « soirée conviviale » à l’Eecherfeld, qui accueille aussi bien l’AlterTour que le tour Alternatiba. Ici, on s’appelle par son prénom – « Joan, c’est basque », précise-t-il. Il n’a que vingt ans, porte une petite barbe et une boucle d’oreille noire. Plein d’enthousiasme, il raconte l’histoire du mouvement : « En 2013, il y a eu à Bayonne le premier village des alternatives au changement climatique, avec 12.000 participants en une journée. » Joan insiste sur le « côté joyeux » de la démarche, me tend un petit livre intitulé « Alternativez-vous », préfacé par Christiane Hessel, « la femme de Stéphane Hessel, celui qui a écrit ‘Indignez-vous’ ».
Suite à un appel à créer des Alternatiba partout en France et en Europe, dès 2014 une dizaine de villages de ce type se mettent en place. D’où l’idée, cette année, de faire un tour de France des villages Alternatiba afin de sensibiliser les gens avant la conférence de Paris. Ce tour – du 5 juin au 26 septembre -, n’emploie pas que des vélos standard, mais aussi des tandems, deux triplettes et même une quadruplette – symbolisant l’idée de solidarité si importante dans toute action pour sauver le climat.
L’étape luxembourgeoise n’a pas été la plus facile pour les cyclistes des deux tours, qui sont venus de Thionville : assez longue, avec par moments de la pluie et beaucoup de vent. Autour d’une des tables, quelques participants d’âge mûr se sont affaissés dans leurs chaises et dégustent soda de coing et petit blanc – en bio, bien sûr. Les boissons sont vendues par la coopérative d’achat liée à Transition Minett, tandis que le repas – végan – est offert, préparé par des bénévoles luxembourgeois. L’accueil – soirée, repas et logement a été organisé par Cell, Transition Minett et Greenpeace. Martina Holbach, de cette dernière organisation, est enthousiasmée par l’énergie de ces personnes qui font des milliers de kilomètres pour mobiliser contre le réchauffement climatique : « Cela manque un peu au Luxembourg, il nous faudrait un Alternatiba local pour sortir les gens de leur torpeur. »
Entre les deux tours de passage au Luxembourg, quelles différences ? Les Alternatiba, spécialistes du climat, les AlterTour avec une approche plus holiste, comme on a pu l’entendre au détour des conversations ? Quand, après le repas, Txetx, porte-parole d’Alternatiba, expose en détail l’évolution du climat jusqu’en 2100 et met en garde contre une élévation de la température de cinq degrés, c’est l’impression qu’on peut avoir. Avec les ombres des participants assis autour des tables ou debout, bouteille à la main, qui se dessinent contre la lumière de l’écran de projection et du kiosque à boissons, la scène rappelle une fête du village. Mais les gens écoutent attentivement. Txetx explique en quoi la « bataille du climat » est différente de celles pour la démocratie ou pour la justice sociale : « Le climat, ça se joue une seule fois, alors que les autres batailles, même quand on les perd, on peut revenir à l’attaque. » Et quand il rajoute qu’il ne faut pas attendre que la solution vienne « d’en haut » – des gouvernements – on comprend pourquoi le tour Alternatiba met, lui aussi, l’accent sur les alternatives aux modes de vie et de production dominants.
Idées lumineuses
Quant à l’AlterTour, qui en est à sa huitième édition, les alternatives au « dopage sociétal généralisé » constituent sa raison d’être. Projection de photos à l’appui, quatre membres du groupe présentent tour à tour les projets déjà visités : la Maison de la résistance à la poubelle nucléaire de Bure, la ferme maraîchère bio de la Chaudeau, le gîte Soléole autonome en électricité, un jardin pédagogique au milieu de HLM. La convergence concrète des causes écologiques et sociales s’exprime aussi au niveau du parc de vélos de l’AlterTour : pas de vélos à plusieurs places, mais un pool de vélos à partager. Et qui portent chacun un nom, par exemple Vélolienne, COP 21 ou Réfugiés climatiques.
Élise, la jeune femme en charge de l’accueil, milite au quotidien, notamment pour préserver une ferme près de Rouen menacée par un projet de supermarché. « Tous les jours on doit discuter avec les gens pour les convaincre. Alors c’est agréable de passer ces quelques jours avec des personnes qui ont les mêmes convictions. » Et puis, elle apprécie le côté dépaysement de l’AlterTour : « Dans ma vie normale, j’habite une maison, je consomme. Ici, je suis à l’air libre toute la journée, j’emporte très peu de biens matériels. » Élise trouve cela libérateur : « Je peux expérimenter en pratique les valeurs que j’ai en tête. » Lionel, son compagnon, confirme : ils voudraient un jour aller plus loin en matière de vie alternative. « Ce qui m’a le plus marqué, c’est un gars qu’on a rencontré l’année dernière », raconte-t-il. « Il était médecin, mais il a décidé de retaper tout seul un village abandonné de neuf maisons. »
Rencontre en demi-teinte
« Vous faites ce que nous voulons faire. » Carole Dieschbourg est venue pour rencontrer les altercyclistes avant leur départ vers la Belgique. Et non, la réponse de la ministre ne concerne pas les rêves d’Élise et de Lionel, mais les réflexions bien plus sages présentées par les porte-parole des deux tours. Elle les gratifie de l’appellation de « frontrunner » – « tête de course » – et avoue : « En matière de climat, la société est prête, l’économie est prête, mais les politiciens traînent du pied. » Pendant que Txetx profite de la rencontre avec la présidente du Conseil des ministres sur le climat pour faire un démontage en règle des insuffisances des négociations actuelles, Dieschbourg fait oui de la tête, avec une mine affligée, entrecoupée de sourires nerveux. Mais elle répond : oui, il faut « finaliser » la position européenne, trouver un accord sur la révision des objectifs climatiques s’ils se révèlent insuffisants.
Même si la presse a été invitée, la ministre est venue seule, sans conseiller, s’exposer aux éventuelles critiques de la société civile, faisant confiance au pouvoir de conviction de sa sincérité. Inconsciemment, les altercyclistes apprécient, ne la malmènent pas trop. Une question sur le TTIP, elle s’en sort bien, une autre sur la puissance des lobbies, elle esquive. « On tourne en rond », constate sans animosité une participante. Échange de politesses, photo souvenir, la partie officielle est terminée. Dieschbourg reste encore pour un petit-déjeuner avec Txetx, avec fromage bio et jus de pommes Biog. Lui a-t-il fait part du scepticisme des militants au vu des discours trop rassembleurs ? Lui a-t-il expliqué que, aux yeux de la société civile, les grands acteurs économiques ne sont pour le moment pas des partenaires, mais un obstacle ? La ministre a affiché sa bienveillance envers le mouvement que Txetx représente. Mais l’a-t-elle écouté ? Cela infléchira-t-il le cours des négociations ?
Source, woxx.lu : http://www.woxx.lu/?p=9977