11 jours et 12 856 coups de pédales plus tard
Après une journée de vélo éreintante, faite de descentes et de montées bien corsées, nous franchissons le cours de l’Orbiquet et après une énième pente à grimper, débarquons dans la prairie du Val des possibles. Notre récompense : le panorama sur les vallons. Autour des tentes qui se montent, les taches de fleurs sauvages égayent les hautes herbes. Le blanc en pompon de l’achillée se mêle au jaune du millepertuis et au violet des chardons, trèfles et centaurées.
En redescendant au fond de la vallée on découvre le jardin à proprement parler. La luxuriance d’un bananier côtoie les choux de Bruxelles et une jungle de courgettes. Les capucines content fleurette à la menthe. Différents massifs s’essèment au gré de la pelouse, là des poireaux en rang d’oignon, ici une ronde de pommes de terre. Des courges escaladent des tuteurs en noisetiers, un bosquet de lilas dégouline de fleurs violettes. Il y a là un camaïeu de planches : les coquelicots frémissent près des soucis, des artichauts dodelinent enlacés par la mauve. Dans la serre, des choux rave gros comme ma tête sont en bon voisinage avec les tomates et les concombres. Des structures diverses de bois et de cordes attendent de se faire coloniser par des grimpants. En surplomb, un chalet en bois, dont la balustrade est ornée de cœur, trèfle, pique et carreau.
Ici nous sommes accueilli.e.s par Céline et Blandine, également accompagnées pour l’occasion par Noëlle. Les trois femmes sont unies par des rencontres aux Beaux-Arts et au jardin.
Céline et Noëlle se sont connues à l’école des Beaux Arts de Caen où la première enseignait la photographie. Noëlle fut un temps assistante de sa professeure artiste et à un moment elles échangèrent de rôle et c’est Céline qui l’assista dans le jardin de sa famille. Blandine est aussi passé par les bancs des Beaux Arts et Céline a repris contact avec elle en entendant parler de son projet de tour du monde en trottinette.
Dans ma culotte
Noëlle est la première de la soirée à nous présenter son projet. En revenant de plusieurs années à vivre en République Tchèque, un ami lui conseille de participer à un « start up weekend », le moyen de faire des rencontres variées et de faire progresser un bourgeon de projet. Elle s’y rend avec l’idée de fabriquer des mouchoirs en tissu : ils sont d’utilisation courante en République Tchèque et permettent de remplacer ceux en papier qui sont issus d’une industrie polluante (sans parler du fait que quand on en oublie un dans la poche, ça fait des miettes partout à la lessive). Noëlle rencontre Marie, qui est heureuse de trouver un projet autour d’un objet du quotidien plutôt qu’une énième application mobile. Mais Marie propose de passer du mouchoir à la serviette hygiénique : on est en 2007 et l’idée de serviette en tissu lavable est totalement inédite en France. Marie a eu l’idée par des amies aux Etats-Unis, où le concept commence à se répandre. Elle est touchée par cette thématique car elle a appris qu’elle est infertile et s’interroge sur l’impact des tampons, blanchi au chlore et potentiellement bourrés de perturbateurs endocriniens, qu’elle utilise depuis ses 13 ans.
Elles conçoivent ensemble une gamme de coupes menstruelles, serviettes lavables et culotte de règles. Elles ont la volonté d’accompagner les personnes réglées pour être bien dans leur corps et dans leur tête. Ca passe par des protections accessibles et adaptées et aussi par la possibilité d’en parler : le sang n’est pas sale et n’a pas à être tabou ! Il est important pour les deux entrepreneuses de protéger à la fois celleux qui portent leur protection et celleux qui les fabrique et donc d’utiliser les matériaux les plus sains possible, certifiés, respectueux de la santé et de l’environnement.
Pour conclure sa présentation, Noëlle nous propose de gagner des protège-slip lavables en répondant à un quizz : des questions sur la thématique des règles se mêlent à un blind test. Entre No woman no cry et Sunday bloody Sunday, on s’interroge donc sur les diverses appellations pour les règles, les moyens de gérer ce flux sanguin, l’âge où on a ses premières règles et la durée du cycle (une question piège ! elle nous propose le choix entre 25, 28 et 31 jours et bien éduqué.e.s par nos cours de SVT nous répondons en cœur 28 ! alors que les cycles peuvent varier en durée selon les personnes et selon les moments). Nous apprenons aussi que le nombre de personnes touché.e.s par la précarité menstruelle s’élève à 1,7 million en France (la précarité menstruelle désigne le fait de ne pas avoir les moyens financiers d’acheter chaque mois des protections adaptées ou bien de ne pas avoir les conditions pour les utiliser correctement).
Suite à cette généreuse distribution d’informations et de produits réutilisables, c’est Blandine qui prend la parole.
Un tour du monde en trottinette
Blandine Barthélémy – Kick the world – Une quête épique de la vie bonne
Sous le préau où nous sommes réuni.e.s un écran de tissu sert de support à un diaporama, une sélection de photos prises par Blandine lors de son voyage autour du monde, de 2015 à 2020.
Elle est assise à côté de l’écran et nous lit un texte qu’elle a écrit pour 200, un magazine de voyage à vélo alternatif. Son texte tente d’expliquer pourquoi elle est partie pour ce long voyage, avec ce mode de déplacement surprenant : une trottinette (ne vas pas imaginer, chèr.e lecteurice une des ces petites patinettes pour enfant ou un des bolides électriques qui pullulent sur les trottoirs en ville, l’engin ressemble plutôt à un vélo, par la taille de ses roues, bien qu’il possède une simple plateforme en lieu et place du pédalier).
Blandine évoque une quête de la vie bonne, questionne l’immobilité, selon ses mots, une allure non naturelle à l’homme. Elle parle de fuir l’oppression, une vie urbaine pleine d’insomnies et d’anxiétés, d’assouvir une soif d’émancipation et de révolte. Elle clame un refus de médiocrité : « je ne veux pas vivoter ». Partir sur les chemins, rouler, est pour elle le moyen de s’émanciper, découvrir ce qu’est vivre et atteindre enfin une connaissance intime du réel. Elle rejette « la tribu qui veut toujours plus, la tribu qui sacrifie ses individus pour accumuler » et possède la volonté de s’élancer, tout juste armée de quoi résister aux saisons, pour traverser toutes les géographies et par ce voyage, apprendre à l’université de la vie.
Sur l’écran de tissu les images se succèdent, des paysages, sa tente et sa trottinette dans une variété d’endroits : devant des palais, des arbres, la mer, la montagne, sur une infinité de routes diverses, le contenu de sa gamelle, son réchaud, ses chaussures à la semelle défoncée ou pleines de boue, elle même face au paysage et puis les nombreux visages de celles et ceux qu’elle a pu croiser. Nous tou.te.s en silence, sommes hypnotisé.e.s par ces deux formes de poésie superposées, les images que Blandine a rapportées de son épopée et ses mots. Son texte est dense, long, empli de ses questionnements philosophiques, regorgeant de mots beaux, parfois longs et inusités, assemblés avec soin et précision. Malgré la fatigue, elle nous tient dans son récit et quand elle le termine, un rugissement d’applaudissement surgit.
Il est suivi du dernier témoignage de la soirée : celui de Céline sur ce lieu où nous sommes accueilli.e.s.
Le Val des Possibles
Céline et Blandine sont installées ici à Valorbiquet depuis l’automne 2020. Elles disent avoir eu un coup de foudre pour ce lieu, comme on en a pour un humain.
Le premier contact entre elles s’était fait alors que Blandine était encore en voyage, lorsque Céline l’a contactée pour l’interroger sur son périple en cours, une des question qu’elle lui a posée était « qu’est ce que ce serait ta vie de sédentaire ? » Sa réponse correspondait à une vision partagée par Céline et la crise du Covid ayant précipité la fin du voyage au début de l’année 2020, elle est revenue en France. La proposition initiale de résidence d’écriture s’est transformée et les deux femmes se sont installées ensemble sur le terrain et ont créer Le val des possibles.
Le couple de photographes nous racontent photographier très peu depuis leur installation sur le lieu. Pour Blandine c’est le cadre sédentaire qui rend difficile de se mettre derrière l’objectif, elle préfère observer simplement la belle lumière. Céline avoue préférer être au jardin plutôt que derrière l’écran à retravailler ses images. Elles évoquent la question de capturer le moment ou de le vivre pleinement, est ce que la photo nous empêche de vivre au présent ? Il y a aussi la pléthore d’images déjà disponibles aujourd’hui et donc cette interrogation : cela vaut-il la peine de prendre cette photo de ma première courgette de l’année, dont je suis si fière, en sachant qu’il existe des centaines de clichés similaires ?
A la question « mais alors quel est votre but ici, quel est l’objectif ? » elles répondent… rechercher la vie bonne et vivre au temps présent. Oui il y a une espérance de produire leur nourriture grâce au jardin et aux échanges avec les voisins mais plus simplement, en allant à l’essentiel c’est être au monde, au présent. Observer l’évolution des plantes, leur beauté, et avoir les mésanges dans la mangeoire en guise de télé.
© Herbert Roers