A l’occasion du départ de Mathieu, j’ai eu envie d’imaginer un interview au long court, parce que je me disais quand même, en quatorze ans il a dû accumuler des histoires !
Cet entretien a duré deux heures, je l’ai retranscrit et séparé en trois épisodes, voici le deuxième, qui revient sur les galères et les coups de stress, toutes les difficultés qui nous ont fait grandir !
Est ce que ça t’est arrivé de te sentir découragé?
Oui, à plusieurs reprises. Quand on avait une année sur deux en négatif, j’avais peur que le projet ne puisse pas continuer à cause des finances.
A d’autres moments j’étais découragé par ce qui se disait en réunion qui n’était pas toujours agréable.
Comme quoi ?
Il y a des visions différentes du salariat qui ont pu se télescoper à certains moments… Mais le projet m’a toujours porté et il y a toujours eu dans l’équipe de chouettes personnes sur qui m’appuyer et avec qui avancer. Les rencontres humaines font que le découragement n’a jamais duré trop longtemps.
Est ce qu’il y a eu des défis à surmonter, des moments si difficiles que tu ne pensais pas que l’association s’en sortirait ?
Lors du premier AlterTour, au cercle de parole de la dernière semaine, l’orga s’est faite démonter par les participant.es parce que les journées étaient trop chargées (des étapes avec plus 100 km, des conférences et des concerts dans la même journée…) et iels ne se sentent pas entendu.es. A la première plénière de 2009, quatre-vingt personnes ont débarqué pour renverser l’orga, en disant vous avez fait n’importe quoi, c’est pas possible de continuer comme ça !
Iels étaient remontés ! Iels ne jetaient pas l’éponge, c’était un coup d’état !
Ça faisait peur mais iels avaient raison. C’était compliqué.
Ça a réussi cette révolution ou pas ?
Oui et non. Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Ce qu’on dit aujourd’hui « les altercyclistes d’aujourd’hui préparent l’AlterTour de demain », c’est ce qui s’est produit. Les personnes dans l’orga au commencement avaient des investissements très forts dans leurs asso, donc iels se sont investi.es la première année mais très vite n’avaient pas le temps. Les participant.es de la première année, dont je faisais partie, ont commencé à entrer dans l’orga et nous on était hyper sensible à ces arguments sur le temps. Le prix de journée nous questionnait également. Les repas étaient délicieux mais il n’y avait pas de modulation de tarif en fonction des revenus. Le tour manquait cruellement d’accessibilité. On avait la volonté de réduire le kilométrage et faire à manger nous-mêmes ce qui était inentendable pour les membres fondateurs. Quand iels ont commencé à partir et que celleux qui avaient vécu comme participant.es ont rejoint le projet, ça l’a fait muter. Mais ça ne s’est pas passé du jour au lendemain, ça a pris trois, quatre, cinq ans.
Peux-tu me raconter une frayeur ?
Les accidents de cycliste à chaque fois, ce sont des grosses frayeurs. Je suis toujours inquiet quand quelqu’un.e est évacué.e à l’hôpital. Au fil des ans, on a eu un sacré paquet de bras, de clavicules et de mâchoires cassées.
C’est toujours le même scénario : quand il y a des descentes et des gens qui n’ont pas trop l’habitude de rouler à vélo, iels prennent de la vitesse, se trompent de frein et font un soleil. De manière moins fréquente, quand le groupe roule trop serré, il y a des sacoches qui se percutent.
Maintenant toutes les étapes débutent avec un briefing sécurité pour passer les informations clés de la journée, rappeler comment on se déplace en groupe sur la route et donner des petits conseils sur le freinage d’urgence.
Un coup de gueule ?
Quand l’orga a voulu baisser la jauge alors qui’els savaient que ça nous mettait en danger financièrement et qu’iels l’ont fait quand même. Là j’ai bien gueulé ! C’est passé sur une intuition de quelqu’un qui se disait mal à l’aise à soixante et disait qu’on serait mieux à cinquante-cinq, malgré le fait qu’on alerte sur l’équilibre économique.
Une déception?
Depuis le début, j’ai envie que le groupe se positionne plus sur le fond : pourquoi on roule, pourquoi on vient à l’AT, et qu’on se mette d’accord sur ce qu’est l’AlterTour politiquement. Définir la position qu’on défend, nos fondamentaux politiques parce que les positions antinucléaire et anti OGM sont claires mais on aurait pu rédiger un manifeste politique sur bien d’autres sujets comme le climat, la biodiversité, le capitalisme…
Comment c’était de vivre cette répétition, de connaître l’AlterTour par cœur après toutes ces années et de voir les nouvelleaux arriver ? Est ce que tu t’es senti blasé à un moment, fatigué de répéter?
L’AT m’a enseigné la patience !
J’ai toujours trouvé ça chouette de voir débarquer les nouvelleaux, les voir découvrir et évoluer. J’adore observer les gens qui prennent de l’assurance et des responsabilités dans l’orga, c’est magique. Ce n’est pas un problème de devoir répéter 15 fois la même chose, de recommencer chaque année parce que le processus est tellement beau à regarder. Je trouve ça génial par exemple des gens qui se mettent à l’informatique via l’AlterTour, j’en fais partie d’ailleurs, c’est top de les voir faire leur premier pas et de les accompagner. L’AT est un endroit où on apprend tellement sur soi et où on acquiert plein de savoir-faire.
Et puis il y a des différences malgré la répétition. L’association se restructure presque chaque année donc ça change d’une année sur l’autre même si le calendrier est figé et qu’il y a des impératifs immuables comme le recueil, les inscriptions…
Tu as vu des participant.es changer au fil des éditions?
Oui ! Il y a des gens que tu vois vraiment se métamorphoser, qui arrivent sans aucune expérience associative et aujourd’hui ont créé trois ou quatre asso. C’est incroyable les changements que ça produit ! Certes il y a des changements de vie, mais il n’y a pas que ça, l’engagement à l’AT donne des outils pour répliquer des choses par exemple créer des asso avec un Collège solidaire.
Et comment as-tu changé entre le Mathieu de 25 ans du début et le Mathieu d’aujourd’hui?
Moi je suis arrivé un peu introverti…
Tu l’es toujours ! [rires]
C’est vrai. Disons que j’étais timide, avec très peu de confiance en moi et avec le temps ça a vachement bougé. Et puis suis passé du bénévole surinvesti au salarié surinvesti à progressivement laisser plus la place aux bénévoles. Ça a été un long chemin ! Je venais d’un contexte associatif où j’étais très impliqué et j’avais du mal à ne pas le reproduire à l’AT. J’avais tendance à vouloir tout maitriser de A à Z, de la première à la dernière seconde. J’ai vite compris le besoin de changer de posture parce que ce n’était pas bon pour ma santé. L’AlterTour m’a appris le lâcher prise et à faire confiance au groupe.
Est-ce que tu te souviens d’un moment de crise et de comment vous vous en êtes sorti ?
Oula ! Il y en a eu tellement ! [rires]
Sans citer de nom, il y a eu des conflits. Souvent ça partait sur des positionnements, des valeurs différentes et ça dérivait. C’est rare, mais malheureusement quand les gens n’ont plus d’arguments, il leur arrive de passer par des attaques personnelles qui n’ont plus rien à voir avec le débat. Ça crée des hauts niveaux de tension et c’est dur de s’en sortir. On a mis en place des médiations mais généralement ça s’est terminé par la sortie de l’asso des deux protagonistes. Parfois quand on est allé trop loin dans les mots, la seule issue c’est de partir.
La médiation ne suffisait pas ?
Ça a au moins le mérite de laisser chacun.e s’exprimer sans être interrompu sur comment le moment a été vécu, et face à une personne neutre. Mais je pense que le cercle restauratif fonctionne mieux que ce genre de médiation et qu’il y a d’autres méthodes qu’on ne connaît pas encore pour mieux se sortir de ce genre de situation.
Mon conseil pour l’avenir c’est d’identifier s’il s’agit d’un problème de fond, dans ce cas ça se résout plus facilement mais si c’est un problème entre deux personnes qui ne se supportent pas, là c’est vraiment compliqué. Une piste donnée par le Bel air : c’est de trouver un cadre pour comprendre pourquoi telle ou telle personne nous agace, ce que ça vient provoquer chez nous.
Un autre cas plus rare c’est quand la personne est toxique pour le groupe. Quand ça arrive il faut que cette personne quitte le groupe, il n’y a pas d’autre issue. Notre collectif ne peut pas fonctionner dans la violence, avec quelqu’un qui met la pression à tout le monde, qui invective les autres. Si cette personne n’arrive pas à se canaliser, la garder dans le collectif c’est le mettre en danger.
Sinon peux-tu me raconter un moment catastrophique quand tu l’as vécu, mais dont tu rigoles avec le recul ?
Y en a plusieurs! Notamment la fois où on s’est fait contrôler par la police parce que le camion était en surpoids. On s’est retrouvé avec 600 euros d’amende, le camion immobilisé avec dedans la bouffe, la vaisselle et les bagages, et les gendarmes qui restaient là pour vérifier qu’on l’allège avant de nous laisser repartir… On a fait venir le bus quarante-cinq places et on a tout vidé dans les soutes. On est repassé sur la balance et on a pu repartir… Depuis on a changé de véhicules et on s’est réorganisé pour alléger leur contenu !
Et tu as évoqué la première panne du bus ?
On louait un très vieux bus pour pas cher et il tombait en panne tout le temps. La première fois, on a cru que l’AlterTour s’arrêtait ! Heureusement y avait un mecano parmi les participant.es qui a fait une réparation de fortune et c’est reparti.
En 2012, c’était la première fois qu’on était autonome, on avait acheté notre propre mini-bus, et lorsqu’il est tombé en panne, j’ai un peu flippé. On a fait un appel au secours sur la liste des participant.es, quelqu’un nous a prêté un véhicule avec huit ou neuf places et un attache remorque, on a fait le reste du Tour avec. Mais pareil au début j’ai cru que c’était fini, qu’on ne pourrait pas aller plus loin.
Mais maintenant tu sais que l’AlterTour est inarrêtable !
Ben oui, on a tout vécu : la panne de l’Iveco, la panne du minibus, l’annulation d’hébergement au dernier moment… on a toujours trouvé des solutions et on s’en est sorti à chaque fois.
Un conseil pour profiter au mieux de son passage sur l’AlterTour ?
Une des choses les plus importantes c’est de participer aux tâches avec des gens qu’on ne connaît pas, c’est là qu’on les découvre.
On peut vite se retrouver isolé à l’AT, quand on vient seul, ou dans un sous-groupe quand on vient avec des amis. Selon moi, on met trois jours pour rentrer dans le groupe, pour en faire partie intégrante. Mais il faut garder cette dynamique, parce qu’avec les départs et arrivées permanentes, si on ne reste qu’avec les gens qu’on connaît déjà et qu’on arrête de rencontrer les nouvelleaux, quand les personnes connues partent on se retrouve isolé. Ça arrive hyper fréquemment !
Et puis profiter du temps passé sur le vélo pour apprendre à connaître les gens. Échanger avec une personne à côté de qui tu te retrouves à pédaler c’est un moment à part, super chouette.
Ces moments là, j’ai l’impression que c’est un peu une déclinaison de ton CV. Ça serait bien qu’on ait des cartes pour que notre approche vers quelqu’un.e d’inconnu ça ne soit pas toujours « alors tu fais quoi dans la vie ? »
On y a réfléchi à un moment et on conseillait plutôt de demander ce qui anime et motive, mobilise, intéresse les gens plutôt que ce qu’iels font dans leur vie pour laisser la porte ouverte à pleins de choses et pas juste un résumé de leur parcours professionnel.
Rouler avec l’AT c’est fatiguant, plus encore j’imagine en tant que coordinateur, qu’est-ce qui te donnait l’énergie pour tenir ?
Sur le tour, je dors mal les deux premières nuits sous la tente. Après une semaine, je suis tellement épuisé que je peux dormir partout : en pente, dans des cailloux… et après une dizaine de jours, je passe un cap et j’ai l’impression de ne plus ressentir la fatigue. Mais quand je rentre chez moi à la fin, je dors trois semaines ! [rires]
Comme beaucoup de gens, le projet me tient tellement à cœur, me porte tellement que c’est pas un problème de me fatiguer pendant le tour pour qu’il ait lieu. Le projet a toujours été plus fort que tout. J’ai l’envie qu’il perdure et qu’un maximum de personnes puisse participer et faire cette expérience de vie.
Depuis sont départ de l’AlterTour, Mathieu à créer la Brasserie Plume Jurassienne à Cramans dans le Jura.
Lire les autres articles : Entretien avec Mathieu 1/3 et Entretien avec Mathieu 3/3
Encore une fois, merci à Angélique pour la relecture!
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Instagram de la Brasserie Plume Jurassienne : https://www.instagram.com/brasserieplumejurassienne/